Santé des femmes et enfermement

Francesca Belardelli, Justine Verlinden-

Cette interview se déroule dans la cadre d’une réflexion autour de la santé des femmes et de l’enfermement, qui a été menée à Femmes et Santé dans le courant de l’année 2021, sous l’impulsion d’Anaïs Carton et Pauline Fonsny. Ces deux réalisatrices se sont adressées à Femmes et Santé pour collaborer autour des enjeux de santé des femmes en centres fermés. Les centres fermés sont des centres de rapatriement: les personnes sans-papiers y sont enfermées jusqu’à leur expulsion. Les personnes sont enfermées car considérées comme «illégales», alors qu’elles n’ont commis aucun crime et qu’elles n’ont pas été jugées pour cet enfermement. Si les centres fermés et la prison diffèrent en ce sens, nous souhaitions tout de même questionner le lien entre santé, genre et enfermement, identifier le commun et le distinct entre ces structures dont la seule dénomination diffère.

Dans ce cadre, nous avons rencontré Rosalie d’I.care asbl. Elle est infirmière sage-femme pour le projet Care Connection d’Icare. Elle travaille depuis septembre 2020 à la prison de Berkendael, une prison pour femmes.

1. Pouvez-vous expliquer ce qu’est l’asbl I.CARE et de quoi elle s’occupe?

Icare est une asbl qui a été créée en 2015 et qui a pour but de mettre en place des projets de promotion à la santé en milieux fermés. Nous sommes actifs dans les prisons de Berkendael, Forest et Saint-Gilles, mais aussi dans les sections «femmes» à Marche-en-Famenne et à Mons. Nous serons bientôt présents à la prison de Lantin. Nous sommes aussi à la prison pour hommes de Jamioulx. Nous n’avons pu être actifs en Wallonie qu’à partir de la deuxième moitié de l’année 2021.

La grosse partie de notre travail est l’accompagnement cellulaire et le suivi individuel quotidien pour chaque détenu·e. Il existe aussi un accompagnement externe pour les détenues, en ce qui concerne les visites médicales, psychologiques ou sociales. Nous proposons aussi des actions collectives.

Il existe plusieurs projets portés par l’asbl:

  • Care Connexion au sein de la prison de Berkendael, Forest et les prisons wallonnes ;
  • Drugs.lab et Humani, qui se déroulent à la prison de St Gilles ;
  • Pow Wow où il s’agit de maraudes lors des préaux, une fois toutes les deux semaines ;
  • Bibliotakecare où l’on met des livres sur la santé à la disposition des détenues dans la bibliothèque de Berkendael ;
  • Love Spot où l’on parle de tout ce qui touche à la santé sexuelle et reproductive, en partenariat avec la Fédération Laïque des Centres de Planning Familial : celui-ci se déroule tous les 15 jours, en individuel ou avec des animations collectives.
  • Le projet de Groupe d’Action Communautaire permet de mettre en pratique le partage d’idées entre détenues. Il s’agit d’un petit groupe de parole de femmes où Icare a un rôle de facilitatrice afin de valoriser les idées, les projets des participantes. Cela aide aussi à la recherche de partenariats, de financements, etc.

Il faut savoir que la prison propose aux détenues tout ce qui est de l’ordre de l’obligation légale, comme la possibilité de pratiquer son culte et d’avoir un accès à une salle de sport. Mais en dehors de ce cadre-là, les activités récréatives, par exemple, ne sont donc pas proposées par la prison et nécessitent alors l’intervention de services externes. Icare a mis en place beaucoup d’activités récréatives comme les cours de coiffure, de langue, des ateliers artistiques et informatiques.

Il est important de dire que la crise sanitaire a rendu difficile l’accès de ces différentes activités aux détenues.

2. Les prisons collaborent-elles facilement avec l’asbl?

Avant la création d’Icare, il n’y avait pas de promotion à la santé auprès des prisons bruxelloises. L’équipe est arrivée avec une posture bienveillante et tournée vers l’humain·e. Nous travaillons aussi à mettre en réseau nos agents, la direction carcérale et les politiques (par exemple : sous forme de plaidoyer). Nous essayons donc d’agir à différents niveaux : l’individu, le groupe, l’institution, le système plus largement.

Comme ça fait déjà quelques années que nous sommes présents, c’est plus facile d’être reconnu au sein de la prison et donc d’y implanter des projets. Il est important de dire que chaque prison a ses propres réalités, à Berkendael par exemple, comme nous y sommes pratiquement tous les jours, il y est plus simple de mettre des projets en place. Cependant, il faut se contraindre aux règles et aux personnels de la prison. C’est un milieu très strict, donc même si on nous connaît bien, même si on a collaboré à la prison des femmes… tout n’est pas possible.

3. Quelles sont les conditions d’accès aux soins de santé en prison? Et diffèrent-elles entre les hommes et les femmes?

Dans chaque prison, il y a un service médical pour les détenu·es. A Saint-Gilles, il y a un centre médico-chirurgical, une sorte de petit hôpital dans la prison où l’on peut réaliser de petites interventions et des consultations plus spécialisées (de type ophtalmologique, dermatologique, des séjours à court terme, des opérations…). Dans certains cas plus graves, il est possible de faire appel à l’Hôpital, mais c’est plus rare.

A la prison pour femmes de Berkendael, il y a deux médecins généralistes, un homme et une femme, mais il y a aussi des infirmier·ère·s qui viennent tous les jours, des dentistes et deux gynécologues qui consultent toutes les deux semaines.

4. Les services médicaux fonctionnent-ils bien? L’accès au soin est-il facile?

Le service médical en général est assez obsolète car il ne répond pas aux besoins de la population. Cela s’illustre par un manque de moyens, du peu de personnel formé, un manque d’indépendance du corps médical, un manque de compétences de certain∙e∙s praticien∙ne∙s, d’une mauvaise santé dès l’entrée en prison, des conditions d’emprisonnement empirant et/ou engendrant d’autres problèmes de santé, un sous-effectif d’agents, des conditions d’extractions difficiles, etc. Il y a une loi qui s’appelle la loi du principe qui dit que les personnes incarcérées ont droit aux mêmes soins que les personnes extérieures, mais ça c’est en théorie. Ce qu’il faut savoir, c’est que les soins de santé en prison sont sous l’enveloppe budgétaire du ministère de la Justice et non celui de la Santé. Par conséquent, c’est un budget très limité.

De manière générale, les détenues ne se sentent ni écoutées, ni entourées, ni bien soignées et certaines refusent même les soins, que ce soit à l’intérieur et à l’extérieur de la prison.

  • Au sein de la prison, les femmes sont toutes vues par un médecin qui réalise leur dossier médical. Parfois, c’est un·e infirmier·ère qui s’en charge. Le personnel est mixte et chaque médecin a ses jours de consultations spécifiques. Les détenues peuvent donc s’inscrire en fonction pour avoir le/la médecin qu’elles désirent.
  • Les détenues connaissent les conditions d’extraction pour des soins de santé à l’hôpital: par exemple, elles savent qu’elles seront menottées jusqu’à l’hôpital dans un combi de police, qu’elles devront traverser l’hôpital avec les menottes entourée de deux ou trois agent·es de police et il y aura la présence d’un tiers lors de la consultation (polices, agents…), etc. Les accompagnateur/rice·s sont mixtes ; la détenue ne peut donc pas choisir d’être en non-mixité lors de la consultation. De plus, les détenues ne sont jamais prévenues à l’avance pour les rendez-vous médicaux qui leur sont donnés et cela, pour une question de sécurité. C’est souvent la veille ou le jour même qu’on les prévient, ce qui engendre à chaque fois une source de stress supplémentaire pour elles.

Il est important de préciser que bien d’autres facteurs rendent plus difficile l’accès aux soins qu’il ne l’est déjà : si elles ne parlent pas la langue, si elles n’ont pas de famille, si les services externes sont débordés ou si un rendez-vous s’annule pour quelque raison, etc. Celles-ci sont tout bonnement coincées ou doivent attendre encore pendant de longs mois pour bénéficier d’une aide quelle qu’elle soit. Toutes ces conditions entravent leur accessibilité aux soins, alors qu’elles ont déjà à l’origine un bagage assez compliqué au niveau de leur santé. Force est de constater qu’au final les soins de santé en prison ne sont pas à la hauteur de ce que les détenues pourraient avoir à l’extérieur.

5. Combien de temps passe entre la demande d’aide et l’aide reçue?

Ça dépend. La demande passe toujours par le médecin du service médical. Avant tout, il faut que la personne se sente assez à l’aise, en confiance, pour communiquer sa demande à un∙e tel∙le médecin, mais aussi que la/le médecin prenne celle-ci en compte et puis que finalement, cela passe par le service médical général. Tout cela est complexe et peu fluide. Il est impossible de dire combien de temps cela peut prendre.

6. As-tu connu des personnes n’ayant pas eu les soins auxquels elles devaient avoir?

Oui, il y a eu beaucoup de cas. Par exemple, une dame qui avait un cancer du sein et une santé mentale fragile, elle avait déjà deux enfants, mais elle a toujours voulu en avoir un troisième. Par la suite, celle-ci a émis un refus de continuer son traitement hormonal car elle pensait que ça l’empêcherait d’avoir encore un enfant. Le problème est que l’institution n’a pas cherché à comprendre pourquoi cette dame a arrêté son traitement. Un accompagnement psychologique aurait peut-être permis de mieux comprendre son choix et ses besoins, mais cela nécessite un vrai travail sur le long terme, du temps, du personnel, etc.

7. La prison propose-t-elle des accompagnements psychologiques?

Le système judiciaire belge ne prévoit pas d’accompagnement psychologique. Il y a seulement un service psycho-social pour les évaluations, les suivis de dossiers et un service médical. Actuellement, ce sont les associations externes qui offrent donc des services neutres soumis au secret professionnel et subsidiés. Pourtant, il y a une énorme demande de soutien psychologique de la part des détenues. Il faut prendre en compte que les détenues sont bien souvent plus fragiles et traumatisées que les hommes. On aperçoit cette différence lorsqu’on écoute leur récit de vie ponctuées d’épisodes traumatisants tels que des violences intrafamiliales : physiques, psychologique et sexuelles, consommation de drogues, sans abrisme, peu de ressources, de repères, peu d’estime de soi, charge mentale importante…

S’il est important que les détenues bénéficient d’un suivi psychologique et psychosocial par des professionnel∙les de la santé, cette demande doit bien entendu venir d’elles-mêmes (et ce, avec l’aide de leur famille et des services externes).

8. Est-il possible d’améliorer les conditions de vie en prison?

Il est difficile d’humaniser les prisons: c’est un système très violent, rempli de gens ayant déjà subi elleux-même de la violence de genre, raciale, etc. Le système carcéral ne fait que renforcer la violence du fait des conditions de vie qui y sont déplorables, de la mise au ban de la société pour ses détenues et du manque de soutien psychologique. Tout cela entraîne davantage de stigmatisation et de marginalisation auprès de la population féminine.

Je voudrais aussi parler du travail des détenues, qu’on considère parfois comme une source d’émancipation. Il est en vérité très machinale et aliénant. C’est de l’esclavagisme moderne. Il s’agit essentiellement de travail à la chaîne, comme mettre des produits dans des boites pour un salaire dérisoire et à la pièce. Certes, il permet de s’occuper l’esprit et les mains, mais pas de se développer personnellement ou professionnellement. Par ailleurs, ce sont souvent des entreprises privées qui embauchent les détenues. Celles-ci sont contentes d’avoir de la main d’œuvre peu chère et désirent redorer leur image, cela en dit long sur le désir d’émancipation ou d’intérêt réel pour la population carcérale.

Une interview menée par Francesca Belardelli et rédigée par Justine Verlinden.

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